vendredi 11 novembre 2016

COHEN: À PROPOS DE L'ÉLOGE AUX MORTS




(Statut publié sur Facebook, et qui a entrainé un grand nombre de réactions — j’imagine que ce n’est pas fini. Je publie ici, avec son accord, la réplique de Sonia Di Capo, commentaire qui a été très applaudi.)

Je suis toujours mal à l’aise relativement au déferlement d’éloges qu’on adresse à une célébrité qui meurt.

Je sais bien que ce sont les survivants qui se consolent, et qui font l’éloge, en fait, de ce qu’ils ont aimé.

Mais le fait est que Cohen est mort. Qu’il n’existe plus. Et que c’est désormais tout comme s’il n’avait jamais existé. Je parle de sa conscience d’être, bien sûr, bizarre émergence de la matière qui s’observe, un temps… Quand on n’est plus, qu’on est néant, on est néant de toute éternité. C’est la vie qui est un mystère, pas la mort. Bref, les éloges ne lui servent à rien. Cohen ne les entend évidemment pas. On ne les adresse qu’à un souvenir, une trace, un météore aussi brillant fût-il, mais qui s’est pulvérisé. Cohen est devenu un concept. C’est la raison pour laquelle j’ai toujours eu beaucoup de difficulté à faire l’éloge de qui que ce soit qui a disparu. Parce que la mort n’est pas que présente, elle est aussi passée. La disparition, c’est, au sens exact, le rien, dont le sens de ce mot n’est toujours qu’imparfait quant à ce qu’il peut signifier…

Triste mort, triste décès.

Sonia Di Capo — On fait les éloges souvent pour nous-mêmes, pour nous consoler de ceux qui partent. Pour s’approprier en nous d’une partie de ce qui se volatilise, pour la laisser vivre en nous. Et en la communiquant, on se sent moins seul dans ce désir que quelque chose reste vivant, qu’il demeure l’héritage d’un souvenir partagé.

Nous aimerions que les morts nous entendent. Et nous ne savons pas vraiment ce qu’il advient. On peut avoir cette impression qu’il y a le rien après la vie, mais la réalité est que la mort est irreprésentable. Nous ne savons pas. Il n’y a aucune certitude de rien. Vivre en équilibre avec l’incertitude demande beaucoup de force. C’est pour ça qu’on décide de croire, soit qu’il n’y a rien, soit qu’il y a quelque chose. D’un côté comme de l’autre, on cherche à se rassurer. Mais nous ne savons pas. On a cette impression que la conscience ne peut vivre sans cerveau. Ça semble logique. Mais nous ne pouvons affirmer hors de tout doute qu’il ne reste rien d’une vie après le dernier souffle.






mercredi 9 novembre 2016

RÉINVENTER LA DÉMOCRATIE





Il y a, au Vermont, un mouvement séparatiste qui ne souhaite réussir (en fantasme) que pour faire imploser les États-Unis. On souhaiterait, aujourd’hui, que la Virginie, le New York, la Californie et l’Oregon se joignent au mouvement. Une bonne partie de la planète espère, du reste, cette implosion. Elle en a assez bavé de la superpuissance en déclin, et de ses nabots, ravageurs, assassins, distribués ici et là à la grandeur du monde. 

Coup de chance, voilà que les États-Unis se donnent un président qui a réussi à faire croire à ses compatriotes que c’étaient eux, les victimes essentielles de la voracité mondiale et de l’immigration affamée, avec la complicité des establishments nationaux. Oubliée, la politique militariste et agressive destinée à sauver l’empire ! Les États-Unis veulent se replier sur eux-mêmes ? — ce qui n’est pas totalement nouveau… Profitons-en ! Je me prends à souhaiter, ardemment, que cette élection de Donald Trump amène la communauté internationale à tourner le dos à ce pays-sangsue; qu’on ignore, désormais, puisque c’est là le désir du président désigné, tout ce qui vient de Washington en forme de diktat. Profitons-en pour que l’humanité puisse se réinventer librement, avec l’appui enthousiaste des progressistes américains, puisqu’il y en a certes encore éparpillés, sans doute un peu sonnés, mais toujours bien vivants. Profitons-en pour réinventer la démocratie, trop souvent conservatrice depuis un siècle et demi, et pour lui redonner la fonction sociale qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’avoir, celle d’être au service de la multitude, sans dieux, ni quelque autre opium du peuple qui terrifie et aliène l’homme pourtant né bon. C’est bien le sens de ce que veut dire la res publica, la chose du plus grand nombre, la chose publique. Il faut réapprendre à lier étroitement les luttes nationales et la « lutte des classes » au processus électoral, à rendre indissociables les idéaux d’égalité et de liberté. 

En attendant qu’on révolutionne, chez nous et ailleurs, partout, le sens même de ce que devrait être la démocratie, j’espère qu’un bon nombre d’Américains feront de cette présidence un véritable cauchemar qui accélèrera ce qui est déjà commencé, l’irréversible déclin de cette bulle d’agioteurs que sont devenus les États-Unis d’Amérique, réalité que leur nouveau président incarne parfaitement.  





samedi 10 septembre 2016

DE L'ÉGALITÉ HÉTÉROCLITE DES SEXES


Photo: Ariel Schalit Associated Press



Au premier coup d’œil, jeté, pourtant avec attention, sur l’article de Mme Zazaa: décourageant. Une invite à un effroyable retour en arrière, maquillée en « libre disposition de son corps », et donc en un féminisme de cape et d’épée... Mais comme je suis un homme, j’imagine que je ne comprends rien à rien, et que même gay, je participe au désir des hommes d’imposer un comportement aux femmes, alors qu’elles veulent tellement pouvoir choisir librement ce qu’elles sont et ce qu’elles portent, tout comme elles veulent tant et tant réclamer haut et fort cette liberté fondamentale à l’encontre de ce féminisme rétrograde des années 1970 — qui parlait d’égalité plutôt que de complémentarité…

Parce que, bien sûr, elles sont libres, ces femmes qui réclament, dans le cas présent, un vêtement de plage particulièrement couvrant. Ce sont les Louise Mailloux, les Djemila Benhabib, les Waleed Al -husseini de ce monde (et les hommes bornés dans mon genre, qui les admirent), qui se trompent et qui sont aliénés.

Moi, j’ai toujours cru que, la religion, c’était l’opium du peuple, et que les Églises stratifiaient les rapports de pouvoir. J’ai toujours cru que la laïcité d’État était une désintoxication essentielle, et donc un progrès considérable, parce qu’elle assurait très réellement l’intégration, l’égalité, la paix, la protection des acquis — j’entends par exemple les mariages mixtes ou neutres, le divorce, la liberté sexuelle, l’acceptation des diversités de genre, l’égalité dans l’emploi et les salaires, la liberté des consciences et de la vie privée…

Il faut « croire » que je me trompais… La laïcité publique constitue bel et bien une sécularisation forcée qui viole l’égalité en droit et de choix. Je n’ai donc pas à être découragé. « La différence de l’autre est une richesse », nous rappelle, à moi et aux autres incorrigibles laïcs, Mme Zaazaa: les jeunes femmes, maintenant, « dépoussièrent les visions archaïques » et « décolonisent le féminisme ».

Décolonisation ! Le grand mot est lâché ! Je veux bien, moi, que le féminisme soit décolonisé. Mais comment je fais pour décoloniser mes convictions les plus profondes quand je pense, par contre, et sans vouloir dépoussiérer cette conviction, que c’est précisément le colonialisme qui a provoqué, et qui provoque encore l’exploitation, la pauvreté, la guerre, le raidissement des cultures et la sauvegarde illusoire des hommes et des femmes dans les valeurs passéistes ? 

Je suppose que je dois me taire, et voter, désormais, aveuglément, pour Québec Solidaire.


Références (et pour se faire une meilleure idée du débat):


L’article d’Amel Zaazaa, qui s’en prend vigoureusement à celui de Mme Louise Mailloux: http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/479451/la-replique-burkini-une-lecture-feministe-arrogante-et-cavaliere

… Mais, prenez le temps de lire aussi celui de Mme Louise Mailloux: http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/479194/le-burkini-version-aquatique-du-hidjab







lundi 5 septembre 2016

De l'impossibilité d'être marxiste






« L’identification du communisme avec la révolution s’est installée dans les esprits plus tard, [après la Commune de Paris, de 1871], lorsque les disciples de Marx vont s’emparer des outils théoriques qu’il a forgés, pour croire et faire croire à la mission salvatrice de son utopie. La substitution entre révolution et communisme s’est faite car l’une et l’autre sont avant tout des concepts. La quête de la révolution au XIXe, devenue la quête du communisme au XXe, n’a rien à voir avec une quelconque aspiration des peuples, travaillés par des forces irrésistibles, qui voudraient changer de type de régime. Elle exprime plutôt le désir d’une élite intellectuelle d’œuvrer au renversement radical de l’ordre existant. Lénine, qui s’empare du pouvoir en Russie en octobre 1917, est un avatar de ce volontarisme. » - Thierry Wolton, Une histoire mondiale du communisme: Une main de fer, publié chez Grasset, en 2015.

Le désir d’une élite intellectuelle…

On pourrait dire la même chose, faire la même analyse de plusieurs théoriciens actuels de la « révolution » et du socialisme soi-disant nouvelle manière. Il a beau y avoir eu rupture, au moins apparente, avec le marxisme-léninisme, et son horrible rejeton (pourtant très ressemblant), le stalinisme, l’idéalisme révolutionnaire reste l’affaire d’une élite intellectuelle qui rêve de pouvoir pour elle-même. Robespierre, déjà, n’aimait la « vertu » et la « terreur » que si lui seul, pour l’essentiel, les imposait. Or, Robespierre, c’est le « modèle ». Il est bon de s'en souvenir.

Je ne suis pas marxiste, je ne l’ai jamais été, parce que le marxisme se transforme lui-même en religion quand il dit croire en une finalité de l’Histoire. Le communisme porte en lui-même une mystique religieuse de la Révolution, et donc un concept utopiste de paradis, même s’il est maquillé en prétention matérialiste de « communisme intégral » et d’« homme pleinement responsable ». Je ne suis pas non plus marxiste parce que j’ai toujours détesté les élites, les hiérarchies, les cercles universitaires, les guides, les puissants et les dominants de toutes sortes, à vrai dire toutes celles et tous ceux qui se sont voulus ou qui s’imaginent toujours en mission totalitaire, disposant de l’unique vérité.

J’adhère donc tout à fait à l’hypothèse centrale de l’œuvre de  Thierry Wolton. Je ne suis, je ne peux être d’aucune religion, d’aucun système. Je crois beaucoup trop à la liberté chaotique, et à l’anarchie du développement historique, pour présumer d’une quelconque illusion systémique. Je ne crois pas que l’Histoire ait un sens, et que cette direction soit l’affaire d’une élite qui s’arroge le droit de penser pour le peuple. Cette prétention est tout aussi méprisable à droite qu’à gauche. Au reste, cette élite a de longtemps constaté (hélas) l’ineptie du potentiel révolutionnaire populaire, sur lequel Marx s’est lourdement trompé. 

C’est la raison pour laquelle je ne compte qu’en l’humanisme, un humanisme progressiste qui, de toute urgence, doit toujours parer aux dangers — idéologiques —  les plus criants.




samedi 3 septembre 2016

POMPEII (au Musée des Beaux-Arts de Montréal)




Il ne reste que quelques jours à la tenue de l’exposition sur Pompéi, au Musée des Beaux-Arts de Montréal. Elle prend fin lundi prochain, le 5 septembre. J’avais lu qu’elle valait, et de beaucoup, le déplacement. Des amis m’avaient aussi fortement prescrit de ne pas la rater.

Je me suis donc rendu au Musée, le jeudi 1er septembre. Je me suis réservé la journée entière pour m’assurer de faire la meilleure rencontre possible des artéfacts de l’illustre cité romaine, engloutie sous les laves et les débris toxiques du Vésuve en l’an 79 de notre ère, et tant qu’à y être, de la collection d’objets napoléoniens, inestimables en valeur artistique et marchande, que Ben Weider a, dans un geste d’une générosité extraordinaire, offerts au Musée des Beaux-Arts en 2006. Chose étonnante pour le « bonapartiste » que je suis, je ne l’avais encore jamais vue.

Vous dire tout de suite: ce fut une journée de grand bonheur !

Et pourtant, il y avait foule, déjà, un jeudi en fin de matinée. Et comme il n’y a pas de rabais pour les événements spéciaux, c’était l’urgence de ne pas rater cette exposition exceptionnelle qui expliquait l’afflux de curieux, parmi lesquels se trouvaient beaucoup, beaucoup de touristes.

La rétrospective Pompéi est unique, magnifique, généreuse: statuaires, fresques, mosaïques, vaisselles, pièces de plomberie et… même un vieux pain qui n’était plus tout à fait de la première fraicheur ! L’émotion que l’on ressent est d’autant plus forte que certains de ces objets sont célèbres, ayant servi plusieurs fois d’illustrations à des bouquins d’histoire romaine. On reste épatés, et même bouleversés, lorsqu’à la toute fin du parcours, ce sont des victimes de la terrible éruption volcanique qui se dressent devant nous comme d’affreux spectres encore stupéfiés par l’horreur de ce qu’ils ont vécu… (Les enfants ont peur de les regarder en face, ça ajoute à l’effet d’ensemble terrifiant…)

J’ai fait deux photos montages, l’une de statues, l’autre d’objets de décor ou vie quotidienne. Ça donne une idée. J’espère que ça intéressera celles et ceux qui n’ont pu et ne pourront se rendre au musée d’ici lundi qui vient, dernière journée où l’exposition a lieu.

Les salles réservées à la collection Weider sont situées exactement en face de celles consacrées à Pompéi. Heureux hasard: la période révolutionnaire et napoléonienne est friande du goût gréco-romain. La chose est absolument frappante, malgré les quasi deux millénaires qui séparent l’Empire romain de l’empire de Napoléon, lorsqu’on regarde, fasciné, les objets — de grand luxe — du Premier Empire. J’ai retenu, dans une troisième photo montage, quelques exemples marquants qui disent la ressemblance des styles de chacune des deux époques. Même le dessin est, d’une période ancienne à l’autre, beaucoup plus récente, étonnamment ressemblant. Il y a eu de l’inspiration, sinon de la copie ! L’époque napoléonienne connaissait déjà Pompéi.

Je vous laisse juger !

À celles et à ceux qui en ont encore le temps (et 20 dollars !), courez au Musée: ça vaut le coup, et même à remettre ça une deuxième fois — j’exagère un peu, c’est affaire d’hypersensibilité. On est ce qu’on est !










samedi 6 août 2016

HISTOIRE DE LA VIOLENCE (SEXUELLE), D'ÉDOUARD LOUIS: MODESTE ESSAI





J’ai lu, pas même en vingt-quatre heures, le récit autobiographique, bouleversant, terriblement interpellant, que fait Édouard Louis d’un viol qu’il a subi la nuit de Noël 2012, à Paris.

J’ai lu cette histoire tragique en pleurant, souvent. Il y a peu de possibilités qu’Édouard Louis ne lise jamais le petit billet qui suit, sur ce grand roman — sur ce très grand roman. C’est la raison pour laquelle j’écris, d’abord, même si je suis conscient que cette fragilité larmoyante peut rebuter, que j’ai beaucoup pleuré. 

Lui se défend souvent, dans son récit, d’avoir pleuré, déplorant en apparence, mais en apparence seulement que ses larmes ne coulent pas quand il le faudrait. C’est qu’Édouard Louis a de la compassion, de victime à victime, pour son agresseur, traumatisé par le racisme, la marginalisation sexuelle, l’étrangeté dans une France qui le rejette et qui le juge à priori coupable de tout, du simple fait de sa nord-africanité. 

Et pourtant, malgré lui, peut-être, Édouard Louis dit vrai, intensément, tout au long de son roman, sur l’essentiel, sur le viol abominable qu’il a subi, ou sur ce qui pourrait être, à une autre époque de sa vie, une expérience d’abus sexuel. Impossible de douter de son histoire, des mots qu’il choisit pour la dire. Malgré les artifices intellectuels, elle trouve les mots justes, qui transcendent, et de loin, l’histoire des violences sociales qui s’extériorisent en France – que le Québec a subies aussi, du reste, le Québec, colonisé mal libéré, que je personnalise ici, amoureux de la France, et pourtant si souvent humilié, méprisé, au point qu’il a envers ce pays un rapport d’amour-haine, rapport complexe qu’on a souvent analysé, décrit, sans, nécessairement, l’excuser ou le pardonner.

Mon petit commentaire, je vais donc l’écrire sans me soumettre, comme le fait Édouard Louis, à une analyse sociologique des rapports de force entre la violence des puissants et l’aliénation des humiliés, analyse qui rend le pardon inévitable quand on place l’agression — ici, sexuelle — dans le contexte social qui l’a précédée et l’a nourrie. Au moment d’écrire mon billet, je ne ressens aucunement le besoin de pardonner, même contraint par un quelconque besoin irrépressible de justice sociale, une valeur essentielle à l’auteur, ce qui l’honore, bien évidemment. 

Mais voilà, le fait est que j’ai beaucoup pleuré. Que c’est la nature même du viol et de ses séquelles, ce « quelque chose de terrible » qui s’inscrit dans l’inconscient, comme me disait François Péraldi, à l’époque de la psychanalyse, ce « quelque chose » qui ruine l’existence et qui tue, qui m’a interpellé, qui m’a bouleversé, qui m’a fait pleurer. Là-dessus, sur le crime sexuel et ses répercussions, les mots d’Édouard Louis sont sobres, presque discrets, et pourtant percutants. Ils se glissent souvent dans le récit, l’air de rien, et pourtant ils sont bien là, écrits, prononcés, exacts, même quand l’auteur prête ses mots à d’autres, faisant semblant de s’en séparer.

Par exemple, une sœur fictive, utile au récit, dit d’Édouard Louis qu’il « met un masque » et « joue un rôle », même quand il lui raconte, très terre à terre, l’horreur de l’agression. Et lui, dans le même sens, décrit parfaitement bien ce qui se cache derrière le rôle, la dissociation dont il est victime: « Une deuxième personne s’était installée dans mon corps ; elle pensait à ma place, elle parlait à ma place, elle tremblait à ma place, elle avait peur pour moi, elle m’imposait sa peur, elle m’imposait de trembler de ses tremblements. »

S’est développée ce qu’on appelle en psychiatrie une phobie sociale, « une haine des autres », inévitablement, quand on ne peut plus décoder adéquatement le désir des autres, qu’on l’imagine toujours tourné vers soi, sans que jamais ce désir ne puisse avoir d’intention claire ou bienveillante, et qu’on le sache en fait porteur de mort: « le monde était [devenu] une mise en scène construite contre moi. » Durant l’agression, extrêmement violente, Édouard Louis raconte ne pousser que « de faibles cris », « pour qu’il [le violeur] ne s’énerve pas » – soumission caractéristique de la victime qui n’a plus ni corps, ni volonté, qui devient totalement aliénée, qui devient une chose, la chose de l’autre. Il est après coup submergé par la « honte », veut se taire et déteste ceux qui le forcent à parler, ces « autres à qui on devrait reprocher [paradoxalement] de ne pas parler ». Il est blessé de l’indifférence qu’il rencontre partout quand il se décide à porter plainte, exception faite, heureux homme, de quelques amis proches – parce qu’en général, il n’y a que peu, sinon pas de solidarité du tout. Il « détourne le regard », se réfugie dans des rêves qu’il construit consciemment: «  je savais que je rêvais. » Il redoute la police (qui pourrait l’accuser, lui, mais de quoi, au juste ?), et il craint en même temps la vengeance de l’agresseur s’il l’accuse, un pauvre type qui, soudainement, « ne méritait [plus] d’aller en prison ». Il a « peur », que peut-il ressentir d’autre ? Il se sent pénétré de saletés, souillé, sali, poreux jusque dans ses poumons: il y avait là « l’air qui avait été inspiré et expiré par Reda », l’agresseur, qu’il fallait recracher à l’air libre, devant la fenêtre du studio grande ouverte, hors des lieux du crime.


Édouard Louis écrit superbement que « que ce qu’on appelle la honte est en fait la forme de mémoire la plus vive et la plus durable, une modalité supérieure de la mémoire, une mémoire qui s’inscrit au plus profond de la chair, à croire (…) que les plus vifs souvenirs d’une vie sont toujours ceux de la honte. » Lui croit s’en sortir, de la catastrophe, en réussissant « à atteindre une forme de mémoire qui ne répète pas le passé. » Je reste stupéfait quand je lis la méthode, bien simple, pour ce faire: « Ma guérison est venue de cette possibilité de nier la réalité. » J’espère, j’espère vraiment un nouveau roman qui m’explique, qui explique à toutes les victimes, comment, mais comment donc faire pour « nier la réalité » quand elle est inscrite au plus profond de la chair.
  

Reste que le roman d’Édouard Louis, Histoire de la violence, est un des livres les plus puissants que j’ai lus sur la problématique des agressions sexuelles. Édouard Louis est un jeune intellectuel exceptionnellement brillant. Je lui en veux, c’est évident, de s’en être sorti indemne, du désastre. C’est ce qui semble. Exception faite des grosses notes, quand j’étais encore étudiant universitaire, et de l’impression bien fragile que cela m’a donné d’être capable, un temps, rien ne m’a redonné vie: et je suis resté ce que je suis encore, survivant, médiocre, chroniquement velléitaire, facilement humilié, souvent victimisé. J’ai été, d’amis, de collègues, l’objet de soupçons répétés, bien malgré moi, et de rejet, plus dur encore. L’agression s’est donc répétée, de bien des manières. Et je n’ai bénéficié que de peu, très peu de solidarité.






jeudi 21 juillet 2016

LA PAIX , MAIS COMMENT ?




Depuis les événements de Paris et de Nice, je repense souvent à mon enseignement, en histoire des États-Unis, en histoire des relations internationales, et à ce que j’ai pu affirmer, passionnément, aux étudiants, du monde dans lequel nous sommes plongés depuis la dernière décennie du 20e siècle. Je cherche bien évidemment à m’y retrouver, dans ce qui semble trop souvent n’être que du bruit et du chaos. Il y a encore peu de temps, le monde me semblait facilement compréhensible; les événements, même tragiques, trouvaient leur sens dans la profondeur de l’histoire, dans la dynamique de rapports d’exploitation tellement évidents, dans l’horreur froide et calculée, c’est le cas de le dire, de la politique étrangère états-unienne. Je n’avais pas complètement tort, et j’y reviendrai.

Mais détail intéressant, à noter dès l’abord, je repense à mon enseignement parce qu’il y a eu Paris et Nice, bien davantage encore que parce qu’il y a eu les atrocités commises, par exemple, par Boko Haram au Nigéria — et ce fait, à lui seul, en dit beaucoup sur moi, sur mes limites, sur mon attachement puissant à l’Occident d’abord, à l’Occident quasiment seul. Troublant. Et pourtant, j’ai dénoncé. J’ai participé à cette critique virulente de l’Occident, entendons concrètement, les États-Unis d’Amérique, et leur allié docile, en toute matière internationale, qu’est le Canada. J’ai été, je crois, cet intellectuel critique que le système nourrit pourtant bien, qui le sait, et qui comprend si parfaitement la violence de la superpuissance que parce qu’elle lui assure son gagne-pain grassouillet. (Et pourtant, je n’étais pas prof à l’université, mais bien prof « dans un obscur collège de Montréal », comme me l’a dit une collègue qui s’en désolait, et qui, elle, enseignait dans une grande institution de savoir.)

J’enseignais donc que dès le milieu des années 1990 se préparait une redéfinition des objectifs de la politique extérieure américaine, et qu'au cœur de cette redéfinition,  se trouvait Paul Wolfowitz, théoricien, depuis 1969, du bouclier antimissile, du rejet des contrôles en armements, de la supériorité écrasante des É.-U. et de la théorie de la « construction de la menace », qui permettent aux É.-U. d’agir à leur convenance dans le monde et de bloquer l’émergence de compétiteurs potentiels.

J’enseignais que le monde se fragmentait parce que les États-Unis, mettant à profit le drame extrême du 11 septembre 2001, appliquaient désormais, et plus que jamais, une politique de cas par cas, identifiant des États voyous, menant une « guerre contre le terrorisme », guerre qui prenait en charge les intérêts objectifs des É.-U., entre autres ce que « W » appelait le « vent du pétrole » qui donnait la juste direction à suivre, bien simple. J’apprenais aux étudiants, qui s’en doutaient fortement, que les États-Unis ne faisaient qu’aggraver les tensions internationales en convenant officiellement qu’Israël menait, dans les territoires palestiniens « occupés », une variante de cette même guerre contre le terrorisme. Je me désolais que les États-Unis tournent le dos aux institutions internationales, voire même au droit international, ne privilégiant désormais que des « alliances conjoncturelles ». C’était la porte ouverte au crime de guerre: le Royaume-Uni maintenant regrette, s’en excuse piteusement. 

Conséquence inévitable de cette politique préparée, pensée, appliquée sciemment: la sécurité collective mise en place après 1945 s’est effondrée, remplacée par une globalisation qui a refusé, strictement refusé de dissocier la sécurité intérieure de l’Amérique, des biens et des personnes, de la sécurité internationale ainsi violemment contrainte. 

La haine a surgi, bien sûr, plus hargneuse, plus décidée que jamais. Dominique de Villepin le prévoyait déjà, brillamment, dans son intervention au Conseil de sécurité de l’ONU, dès 2003, au moment où se préparait l’agression contre l’Irak.

La haine a surgi. Elle n’est pas insensée, même si elle se greffe sur de jeunes esprits qui peuvent l’être, insensés. 

Cette haine justifie des représailles, d’insupportables actes de guerre et de terreur en milieu civil, auxquels on répond, tant à Washington qu’à Paris, par une « guerre » aussi impuissante qu’elle est ravageuse et meurtrière.

Alors, on enseigne quoi, désormais ? 

Parce qu’il y a menace, tout le monde le sait, de l'abandon de toute réserve par une droite économique, sociale, religieuse, éminemment dangereuse; personne ne doute que Trump, que Marine Le Pen ne puissent prendre le pouvoir, et protéger les puissants en les isolant, à coups de murs, de frontières, de barrières à la libre circulation des personnes, et surtout, à coups d’armes bien réelles de destruction massive. 

Parce qu’il y a aussi menace, tout le monde le sait, d’une excitation hystérique, évidente, de « communautés » culturelles marginalisées, lieux privilégiés d’ancrages fanatiques meurtriers, et absolument sauvages. 

J’essaie de m’ouvrir au monde et à la justice. Je suis conscient qu’on bombarde et qu’on tue, en Syrie, à Paris, massacres dressés en parallèles terribles. Je suis conscient que les aires de civilisation sont divisées, fragmentées, submergées par la haine et le rejet de ce qui chez l’autre étonne, choque, semble si outrageusement différent et scandaleux.

Je ne sais trop, je ne sais plus. Comment rendre impossibles l’exploitation, la guerre, la terreur ? Je me risque toujours à espérer d’une incroyance sereine. Je crois toujours de plus en plus en l’urgence d’une gauche qui ne soit pas celle qui se discrédite à coups de bondieuseries appelées « tolérance », qui en braquent plusieurs par l’inégalité flagrante qu’elles cherchent à instaurer, aussi flagrante, en fait, que l’inégalité criante entre les « mangeurs » et les « mangés ». [Voltaire] J’espère toujours une révolte efficace des exploités, par la remise en question de l’ordre du monde — et là-dessus, malgré les problèmes de corruption, Hugo Chavez manque terriblement à l’appel. J’imagine un monde de droit, imposé par l’hémisphère sud, depuis longtemps majoritaire à l’ONU, qui casse le monopole des Cinq Grands sur les affaires mondiales, affaires le plus souvent désastreusement lucratives au détriment du plus grand nombre, d'ordinaire réduit à la misère la plus abjecte. Parce que si l’État islamique est délirant, conquérant, dévastateur, c’est aussi qu’il a sous les yeux ces miséreux, par millions, abandonnés de tous.

Cri du cœur.





vendredi 8 juillet 2016

DALLAS, OU LA DIFFICILE COMPRÉHENSION DE L'INJUSTICE RACIALE




Un jour, en classe, où j’expliquais avec passion, et beaucoup de détails, la problématique de l’injustice raciale aux États-Unis, (la nature socio-économique de l’esclavage, sa justification par un racisme de plus en plus virulent, le débat enfiévré qui a agité la question durant le premier 19e siècle, la guerre de Sécession et la difficile abolition de l’esclavage, la ségrégation systématique qui s’en est suivie, organisée et légalisée par un jugement de la Cour suprême des États-Unis en 1896, qui a froidement déclaré que la séparation des « races » n’avait rien d’anticonstitutionnel tant qu’on offrait à tous des services équivalents, jugement qui a tenu bon jusqu’en 1954, le dur combat pour les droits civiques durant les années 1960, et le développement d’une extrême gauche, nourrie de colère, de marxisme et d’Islam), un étudiant visiblement révulsé, et bien sûr exaspéré, m’a lancé: « Je suis surpris, tu expliques bien, mais tu ne peux pas comprendre. Tu n’es pas Noir. »

J’ai été interloqué.

Le prof d’histoire que je suis s’est, en quelques secondes, posé dix, cent questions, sur la pertinence de ce que j’enseignais, et bien sûr, sur ma capacité à comprendre, avec empathie, ce que c’était d’être Noir en Amérique du Nord.

Faut-il être Indien pour comprendre l’histoire amérindienne ? Faut-il être Canadien français pour comprendre une part importante de l’histoire du Québec ?

J’ai répondu à l’étudiant que je faisais de mon mieux pour ne pas être victime, malgré moi, d’une analyse qui serait contaminée par l’histoire du racisme. J’ai ajouté que très probablement, en effet, il y avait des limites « raciales » à ma compréhension. J’ai insisté, surtout, sur le message que recevaient encore, et que recevraient toujours, les jeunes Afro-Américains, quand ils apprennent leur histoire: comment, mais comment, dans les faits, développer une confiance en soi personnelle et collective quand on retient, systématiquement, que ses ascendants, depuis plus de 15 générations, ont été marqués au fer rouge — c’est le cas de le dire — par la marginalisation, l’aliénation et l’exploitation raciales ? Et je me suis risqué à une comparaison, à laquelle je crois toujours: qu’il en est aussi des jeunes Québécois francophones quand le passé qu’ils apprennent, - comment faire autrement, - et qui les détermine largement, est fait de Conquête, d’échec révolutionnaire et référendaire, de prolétarisation, de soupçons de toute sorte sur la nature même de leur société d’appartenance, et qu’eux aussi en paient le prix, victime d’une confiance en soi souvent défaillante, qui explique, par exemple, le haut taux de décrochage scolaire…

Nous avons, en classe, parlé de tout ça un bon moment.

Quelques jours plus tard, l’étudiant est venu me voir à mon bureau. Il avait dans les mains le livre de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique. Je lui ai conseillé de lire aussi Les veines ouvertes de l’Amérique latine. Il m’a remercié, mais a réaffirmé que, malgré tout, si je pouvais « savoir », je ne pouvais pas comprendre, parce que je n’étais pas Noir.

Et j’en suis resté là, avec ce doute intellectuel et professionnel capital, pour la suite de ma carrière.

Aujourd’hui, je pense à cet étudiant, et je doute plus que jamais.

[Ce texte a d'abord été publié en statut Facebook.]




jeudi 23 juin 2016

À PROPOS DES ASSASSINATS DE MASSE: LES RELIGIONS CONQUÉRANTES


Source de l'image: http://schaeferswaggityspanish.blogspot.ca/2015_09_01_archive.html



Il arrive qu’une religion soit conquérante. Elle se jette alors, les yeux au Ciel, éperdue d’amour — d’amour, comme de juste, on ne le répétera jamais assez… – dans l’aventure d’une « conquista », d’autant plus agressive, qu’elle s’est préalablement nourrie d’une chasse aux infidèles qui a triomphé…

Au XVIe siècle, l’Église catholique espagnole n’a pas échappé à la tentation. C’était d’abord du coup pour coup, contre ces musulmans, ces Maures qui avaient eu la fâcheuse idée d’envahir et d’occuper la péninsule ibérique pendant huit siècles. Dehors les mécréants ! Et tant qu’à faire, dehors les Juifs, aussi ! Et qu’on inquisitionne sans relâche, qu’on purifie le pays souillé par la présence impie ! Ce qui implique de tuer. De fait, on torturera, on tuera beaucoup.

1492 est là-dessus un tournant capital dans l’histoire de l’agressivité catholique. C’est cette année-là qu’Isabelle et Ferdinand chassent les derniers musulmans d’Espagne. C’est encore cette année-là qu’ils chassent aussi les Juifs. Le pape est aux anges ! Or le pape, en 1492, c’est Alexandre VI, le Borgia, c’est tout dire. Dès 1493, il sera aux petits soins avec sa fratrie (enfin, presque) espagnole. Affable comme tout, disponible pour tout, il ouvrira grand, très grand les portes de la conquête de l’Amérique aux hordes espagnoles, véritables escadrons de la mort première manière.

L’Église sait parfaitement bien, pourtant, qu’elle sert des intérêts qui ne sont pas les siens. Elle n’est dupe de rien, et devine les intentions réelles de Christophe Colomb, qui écrivait, dès 1492: « Avec seulement cinquante hommes, nous pourrions (…) soumettre tous [les Indiens] et leur faire faire tout ce que nous voulons. » Mais comme il n’y a qu’une seule vraie religion, pourquoi ne pas profiter de l’occasion ? Pourquoi se priver quand la fiesta promet d’être généreuse avec tous ces fils de la très sainte Église qui se lanceront dans l’aventure ? L’or, en espèces sonnantes, ça vaut bien une promesse de tombola sexuelle au paradis, non ?

Alors, elle y va, l’Église, bien évidemment. Elle débarque en Amérique. Elle suit les barbares conquistadores, justifie leurs pires atrocités. Et puis, triste, quand même, pour la forme, elle raconte qu’elle doit bénir, parfois, des assassinats de masse nécessaires au maintien des bonnes mœurs chrétiennes. Ainsi, en 1513, Balboa, en butte aux Indiens Quarequas, qui lui bloquaient le passage au lieu de le couvrir d’or — l’affaire se passe dans le Panama actuel, — « découvrit que le village de Quarequa était en proie au vice le plus immonde. Le frère du roi [indien] et un certain nombre d’autres courtisans étaient habillés en femme, et au dire des voisins, [ils] partageaient la même passion. Vasco [Balboa] ordonna que quarante d’entre eux fussent réduits en morceaux par des chiens. Comme les Espagnols utilisaient communément leurs chiens pour combattre ces gens nus, les bêtes se jetèrent sur eux comme s’ils eussent été des sangliers ou des daims. »

Des chiens. Faute de fusil d’assaut semi-automatique SIG Sauer MCX., et par défaut d’édifices en hauteur, rares dans le coin à l’époque. Une quarantaine. Peut-être quarante-neuf, qui sait. Une effroyable homophobie, commise par des gens qui avaient prêté serment d’allégeance — et qui avaient la foi, comme de juste. Une justification à foncer, plus et plus encore: quelle importance, après tout, quand l’ennemi est à ce point encombrant, et parfaitement immonde ?

Balboa put passer, l’âme en paix, véritable soldat chrétien, « calme et réfléchi ».

Le crime de Balboa, c’est tout comme le crime de Marteen, « calme et réfléchi ». 

L’Église, à l’époque, finit par s’interroger. C’était à Valladolid, en 1550-1551. L’Église apprit peu, et très très lentement, de ses erreurs. Il lui arrive d’errer encore. Qu’en sera-t-il, maintenant, d’une autre grande religion monothéiste, dont on espère qu’elle distingue sa foi d’intérêts autrement plus terre à terre, la mise en esclavage de populations entières, la frénésie du pillage et du brigandage, la main basse faite sur du pétrole revendu en contrebande, le délire mystique qui justifie de détruire des monuments archéologiques exceptionnels ou de les vendre en contrebande, tout comme les Espagnols l’avaient fait naguère avec les pyramides, les œuvres d’art indiennes et les innombrables manuscrits qui disparaissaient dans leurs gigantesques autodafés…

2014 est là-dessus un tournant capital dans l’histoire de l’agressivité islamiste: c’est l’année de fondation de l’EI.

Le village de Quarequas, le bar The Pulse, même réalité, même combat, par delà les siècles qui les séparent. Face à l’horreur, c’est l’humanisme qui s’éveille à nouveau. C’est l’humanité qui, prenant conscience du crime homophobe, ne s’en porterait que mieux en le maudissant.

Je rêve.





mercredi 22 juin 2016

À propos de «Y a-t-il un grand architecte dans l'Univers», de M. Stephen Hawking




(Note:
Le texte qui suit est le statut Facebook le plus long que j’ai jamais publié ! J’en fais avec plaisir un article de ce blogue. Si cela peut intéresser quelques lecteurs…)

Un statut Facebook long, bizarre, étonnant (et sans intention perverse aucune…) :

À propos de Y a-t-il un grand architecte dans l’univers, de Stephen William Hawking: extraits (choisis).

Hawking fait, dans ce livre passionnant, non seulement l’histoire de la physique depuis 3000 ans, mais la démonstration, du moins le prétend-il, de l’inutilité d’un Dieu créateur de toutes choses, inutilité démontrée par la science contemporaine. C’est essentiellement dans sa dimension très actuelle de « dessein intelligent » que Hawking tente — de façon assez convaincante pour le profane en physique que je suis — de prouver que le réel s’est créé de lui-même, qu’il pourrait s’engendrer encore, qu’il crée certainement toujours, et que les seules lois qui valent sont les lois de la physique, parce qu’elles sont « les seules possibles ». Dieu ne joue pas aux dés.

Sa preuve, Hawking la présente, du reste, avec beaucoup d’humour. 

Et il décoche, ici et là, quelques flèches à l’encontre de celles et de ceux qui feignent encore de croire en la magie des signes religieux ostentatoires, et donc dans l’interventionnisme divin — pour tout dire, dans les miracles.

Bref, un livre de santé — qui ne plaira pas dans certains milieux…, mais qu’il faut lire — encore que la synthèse que je présente ici peut vous en dispenser ! (Ce qui serait dommage.)

J’ai lu l’essai de M. Hawking en format EPUB. Il m’était donc impossible de renvoyer les extraits à des pages précises.

PS Évitez de me dire, s’il vous plaît, qu’il s’agit ici d’une variation de l’impérialisme civilisationnel occidental, qui ne convient pas à toutes les aires culturelles… 

__________

« C’est ainsi [durant l’Antiquité gréco-romaine] qu’a débuté le long cheminement qui allait voir les dieux et leur règne progressivement supplantés par un univers gouverné par des lois, un univers dont la création suivait un schéma que l’on pourrait un jour comprendre. »

« [Nous ] devons (…) nous pencher sur un principe fondamental de la physique contemporaine : la théorie quantique et plus particulièrement l’approche dite des histoires alternatives. Cette formulation nous dit que l’Univers ne suit pas une existence ou une histoire unique, mais que toutes les versions possibles de l’Univers coexistent simultanément au sein de ce que l’on appelle une superposition quantique. (…) En d’autres termes, la nature ne dicte pas l’issue d’un processus ou d’une expérience, même dans la plus simple des situations, mais elle autorise un certain nombre de choix possibles, chacun ayant une probabilité de se produire. (…) L’Univers, en physique quantique, n’a pas un passé ou une histoire unique. »

« … [Le] vide total n’existe pas…[L’]espace n’est (…) jamais vide. Il peut être dans un état d’énergie minimale, ce que nous appelons le vide, mais cet état est sujet à des fluctuations quantiques ou fluctuations du vide – des apparitions et disparitions incessantes de particules et de champs. »

« Il se peut que l’espoir constant des physiciens d’une théorie unique de la nature soit vain, qu’il n’existe aucune formulation unique et que, pour décrire l’Univers, nous devions employer différentes théories dans différentes situations. Chaque théorie aurait ainsi sa propre version de la réalité ce qui est (…) acceptable tant que les prédictions des théories concordent lorsque leurs domaines de validité se recouvrent…»

« Il y a de cela plusieurs siècles, Newton a démontré que des équations mathématiques pouvaient donner une description spectaculairement précise des interactions entre les corps, à la fois sur Terre et dans les cieux. Les scientifiques ont cru un temps qu’on pourrait révéler le futur de l’Univers entier si l’on disposait à la fois de la bonne théorie et d’une capacité de calcul suffisante. Puis sont venus l’incertitude quantique, l’espace courbe, les quarks, les cordes, les dimensions supplémentaires et le résultat de cet effort colossal, ce sont 10100 univers, chacun doté de ses lois propres, et dont un seul correspond à l’univers que nous connaissons. Il est possible qu’il faille aujourd’hui abandonner l’espoir originel des physiciens de produire une théorie unique capable d’expliquer les lois apparentes de notre Univers comme conséquence unique de quelques hypothèses simples. »

Le Big Bang ? « C’est un peu comme si une pièce d’un centimètre de diamètre s’était soudainement dilatée pour atteindre une taille supérieure à dix millions de fois celle de la Voie lactée. »

« En fait, il existe une multitude d’univers auxquels correspondent une multitude de jeux de lois physiques différents. (…) Des fluctuations quantiques conduisent à la création d’univers minuscules à partir de rien. Un petit nombre d’entre eux atteignent une taille critique puis se dilatent de façon inflationniste, formant alors galaxies, étoiles et, en définitive, des êtres semblables à nous. (…) Nous sommes ainsi le produit des fluctuations quantiques produites au sein de l’Univers primordial. »

« Il y a de cela plusieurs siècles, on croyait la Terre unique et située au centre de l’Univers. On sait aujourd’hui qu’il existe des centaines de milliards d’étoiles dans notre galaxie dont une grande partie est dotée d’un système planétaire, et qu’il existe par ailleurs des centaines de milliards de galaxies. Les résultats que nous avons présentés (…) nous indiquent que notre Univers n’est également qu’un parmi tant d’autres, et que ses lois apparentes ne sont pas déterminées de façon unique. Voilà qui doit être bien décevant pour ceux qui espéraient qu’une théorie ultime, une théorie du Tout, allait prédire la nature de la physique que nous connaissons »

« Parce qu’une loi comme la gravitation existe, l’Univers peut se créer et se créera spontanément à partir de rien… »

« Changez même de façon minime ces lois qui régissent notre Univers et les conditions de notre existence disparaissent ! (…) L’émergence de structures complexes permettant l’éclosion d’observateurs intelligents apparaît donc comme un processus très fragile. Les lois de la nature forment un système ajusté de façon extrêmement fine et il est très difficile d’altérer la moindre loi physique sans détruire du coup toute possibilité de développement de la vie dans ses formes connues. »

__________

Pour faire bref, il n’y a pas de théorie unique de l’univers. Nous sommes le produit de fluctuations quantiques.  Voilà qui doit être bien décevant pour ceux qui espéraient une théorie ultime — comme celle du grand architecte, par exemple. En fait, il est très difficile d’altérer la moindre loi physique sans détruire du coup toute possibilité de développement de la vie dans ses formes connues.











lundi 13 juin 2016

L’intensification de la haine: d’Anita Bryant à Omar Mateen




En Floride, dans les années 70, et l’affaire s’est prolongée jusque dans les années 80, voire même 90, la religion entretenait déjà la haine et l’intolérance à l’encontre des hommes et des femmes — des êtres humains — homosexuelLEs. La tourmente trouvait son origine à Orlando. Déjà. Cette ville n’est pas que l’illusion chimérique de Disney, loin de là.

C’était une chanteuse qui radicalisait le débat, au nom des valeurs chrétiennes: elle s’appelait Anita Bryant. Elle entretenait et diffusait les pires préjugés, et rencontrait un écho immensément favorable dans la population, bien sûr, parce qu’il était courant, à l’époque, d’exprimer sans gêne aucune, la haine viscérale et le dégoût extrême qu’inspiraient à d’innombrables individus, qui se drapait dans une morale sexuelle irréprochable, les hommes et les femmes gays, leur amour et leur sexualité immondes.

Personne, sauf de rares exceptions, ne s’en scandalisait. Il y avait, à Québec, d’où je viens, et même dans mon cercle d’amis le plus proche, des gars et des filles qui s’amusaient à former leur caractère (et leur identité) à coups d’intimidation, de violence et de mépris. Les prêtres du Petit Séminaire, où j’étudiais, n’y voyaient jamais rien à redire. C’était dans le goût d’Anita Bryant. Cette dame, cette bonne chrétienne, a contribué à polluer mon adolescence, ma toute première jeunesse — jusqu’à ce que j’envoie tout promener, que je m’éloigne, que je m’accorde la liberté d’être ce que je suis, que j’apprenne qu’il y a cette chose merveilleuse qu’est l’humanisme, cette chose fondamentale qu’est la science, cette chose incontournable qui s’appelle l’histoire.

L’homophobe imprégné de convictions religieuses absolument réactionnaires, qui a commis un crime sans nom, aujourd’hui, en Floride, me rappelle l’époque d’Anita Bryant. Elle a aujourd’hui 76 ans. J’imagine qu’elle voit en Omar Mateen, bien que de religion différente, son héritier spirituel. Tous deux s’inspirent du même délire religieux — et on parle bien de délire, en effet, quand on croit qu’il y a un dieu qui surveille nos faits et gestes, qui fronce des sourcils et punit quand il le faut, qui exige des sacrifices humains, qui dicte la bonne conduite à suivre, et, surtout, qui se substitue au savoir, à l’humanisme, et à l’histoire. 

Mateen était, parait-il, scandalisé par la « vision » de deux hommes manifestement amoureux, inquiet de ce que le spectacle navrant de cet amour exprimé en pleine rue, à Miami, pourrait avoir sur l’esprit de son jeune fils. Dommage que personne n’ait fait lire au tueur potentiel, au ravageur, à l’assassin, l’admirable lettre que Michael, personnage central des Chroniques de San Francisco, avait écrite à sa mère, en 1977. Maupin, l’auteur, l’a insérée dans le tome 2 des Chroniques, et il semble qu’il l’ait écrite, en fait, pour signifier à ses propres parents sa réalité, telle qu’elle était, telle qu’elle ne pouvait être autrement. (Son père aurait parfaitement compris la manœuvre, et aurait en conséquence rejeté son fils. Et peut-être, allez savoir, a-t-il souhaité pour lui les flammes de l’enfer — qui existent, comme de juste. En douter, cela ne nous dispense pas du respect que l’on doit à celles et ceux qui y croient, même quand ils hurlent leur rage et qu’ils frappent à l’aveugle…)

Voici quelques extraits de cette lettre remarquable. Elle est encore, presque mot pour mot, terriblement d’actualité, en cette journée de deuil effroyable. Elle reste, dans l’histoire de la libération homosexuelle, une pièce d’anthologie.

« Chère Maman,

…Je suppose que je ne vous aurais pas écrit si vous ne m’aviez pas parlé de votre participation à la campagne « protégeons nos enfants ». C’est cela, plus que toute autre chose, qui m’a fait prendre conscience que je devais vous dire la vérité : que votre propre fils est homosexuel et que je n’ai jamais eu besoin d’être protégé de quoi que ce soit, hormis de la cruelle et ignorante piété de gens comme Anita.

…J’aurais aimé [quand j’étais enfant] que quelqu’un de plus âgé et de plus avisé que les gens d’Orlando me prenne à part et me dise : « Il n’y a rien de mal à ce que tu es, petit. Tu pourras devenir docteur ou professeur, exactement comme n’importe qui d’autre. Tu n’es ni fou, ni malade, ni dangereux. Tu peux réussir, trouver le bonheur et la paix avec des amis —toutes sortes d’amis — qui se ficheront éperdument de savoir avec qui tu couches. Et surtout, tu peux aimer et être aimé, sans devoir te haïr pour autant. »

…Je sais que je ne peux pas vous dire ce que c’est d’être gay. Mais je peux vous dire ce que, pour moi, ce n’est pas de l’être. C’est ne pas se cacher derrière des mots, maman. Des mots comme famille, convenances ou chrétienté. …Être gay m’a enseigné la tolérance, la compassion et l’humilité. Cela m’a montré les possibilités illimitées de l’existence. Cela m’a fait connaître des gens dont la passion, la gentillesse et la sensibilité ont été pour moi une constante source d’énergie.

Cela m’a fait entrer dans la grande famille de l’Humanité, maman. Et cela me plaît. J’y suis bien.»…