mercredi 17 juin 2015

WATERLOO, 18 JUIN 1815: IL Y A DEUX CENTS ANS



...«Et le paradoxe ultime, prouvant la force de cette légende napoléonienne, c’est la passion que Wellington lui-même développera pour le personnage de Napoléon ! La résidence du vieux lord anglais deviendra une manière de musée napoléonien, le premier de l’histoire !»...
Toile de Charles-Robert Leslie, Musée Wellington


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Autant le dire, dès l’abord: l’histoire militaire ne m’a jamais vraiment intéressé. La période napoléonienne me passionne que parce qu’elle crée, sans cesse, dans le prolongement des initiatives nombreuses lancées par la Révolution française, dont Napoléon est l’héritier bien davantage que le fossoyeur. C’est Hyppolyte Taine (1828-1893), je crois, qui le premier dira de Napoléon qu’il a aimé le pouvoir en artiste. La formule a été reprise cent fois, à droite, à gauche, par exemple par Élie Faure, dans son essai sur Napoléon, monographie devenue un classique. (1)

Je connais bien les Cent-Jours; je connais bien le contexte dans lequel se déroule la campagne de Belgique de juin 1815, une invraisemblable guerre de quatre jours. Il y a, tout autour de la France, au moment où la campagne s’amorce, de 700,000 à un million de soldats ennemis. Napoléon ne se berce d’aucune illusion, ne cherche qu’une victoire si totale, si éclatante en Belgique, qu’elle obligera, pense-t-il, l’ouverture de négociations globales, évitant ainsi l’invasion de la France par l’ensemble des forces coalisées de l’Europe d’alors. 

Je connais cependant moins bien la stratégie de terrain imaginée et constamment réexaminée par l’Empereur, encore qu’elle reste la même, dans ses grandes lignes, tout au long de son règne, fixée dès la campagne d’Italie de 1796-1797, quand Napoléon n’est encore que le très jeune général Bonaparte, audacieux, génial, brave jusqu’au culot, prenant déjà conscience de «la grande ambition», qui lui promettait un destin exceptionnel. 

Je suis allé aux meilleures sources pour me renseigner, pour comprendre l’affreuse débâcle qui ponctue la journée de Waterloo, et dont Napoléon lui-même dira, dans le bulletin de guerre qu’il dicte la nuit même de la débâcle: «Il n’y eut plus d’autre chose à faire [à la fin] que de suivre le torrent», le torrent de soldats fuyant comme ils le pouvaient, sans ordre ni direction, devant un ennemi anglo-allemand très supérieur en nombre, capable subitement d’abandonner toute noblesse de sentiments face aux vaincus, et de massacrer, de tout dévaster, même en pleine nuit, sous un malheureux clair de lune. Les Prussiens de Blücher, en particulier, sont, au moment de la déroute française, d’une sauvagerie extrême, tuant tout ce qu’ils rencontrent, tout ce qui ne peut plus ni fuir ni résister. Waterloo fera 50,000 morts, parmi lesquels plusieurs, peut-être les plus nombreux, sont violemment assassinés au soir de l’affreuse mêlée. Waterloo, ce n’est pas, comme on l’a écrit si souvent depuis deux siècles, «l’esprit de sacrifice», mais bien davantage «l’esprit de vengeance», d’une cruauté inouïe.

L’Empereur disposait pourtant, au départ, d’excellentes troupes, formées, au bon tiers, de soldats qui avaient fait toutes les guerres de la Révolution et de l’Empire. Cependant a-t-on, au ministère de la Guerre, commis l’erreur, énorme, et première, de former les bataillons sans s’assurer que les hommes se connaissent entre eux, et puissent se solidariser, pour mieux se protéger les uns les autres, comme des camarades de longue date. On ne s’est pas souvenu du bataillon sacré de Thèbes, pourtant resté fameux, surtout à une époque, celle de Napoléon, où l’on glorifiait tout ce qui rappelait l’Antiquité gréco-romaine… Les soldats acclament l’Empereur, la France; mais dans la plupart des cas, ils ne connaissent même pas qui se trouvent à côté d’eux. 

Par ailleurs, cette formidable armée d’un peu plus de 120,000 hommes, dont Napoléon dispose, elle est décapitée (et peut-être était-ce cette «tête de l’armée», terriblement endommagée, dont Napoléon se souvient dans les instants qui précèdent sa mort): l’exemple le plus célèbre reste celui du maréchal Berthier, qui a été, de toutes les campagnes de Napoléon, son indispensable major général, mais qui, en 1815, a refusé de rallier l’Empereur; déchiré, égaré, se sentant certainement coupable de «trahison», il s’est suicidé le 1er juin 1815, 17 jours avant Waterloo. Apprenant la nouvelle, Napoléon, bouleversé à l’extrême, s’est évanoui. «Il est irremplaçable», répète-t-il: sur le champ de bataille de Waterloo, Berthier manquera de fait terriblement. Davout, qui est probablement le plus doué des maréchaux de Napoléon, est resté à Paris, occupé à ses fonctions ministérielles, alors qu’il aurait été indispensable en Belgique. Sur le champ de bataille, des vieux compagnons de l’Empereur, ne se retrouvent que quelques maréchaux, et seul Ney ira très réellement à la casse. Les autres, exceptionnels, qui se sont ralliés, sont affectés ailleurs, à la protection des frontières, menacées par les Espagnols, par les Autrichiens et par les Russes. Et tout cela, c’est sans compter les trahisons, dont la plus célèbre reste celle du général de Bourmont, qui, avec son état-major, passe à l’ennemi avant même que ne s’engage le grand affrontement. Le maréchal prussien Blücher, qui pourtant ne voulait rien de moins que de mettre la main au collet de Napoléon et de le fusiller sur-le-champ, n’aura que mépris pour Bourmont, «un jean-foutre», dira-t-il, lui tournant le dos avec mépris. L’armée française, apprenant cette trahison de dernière minute, subit son premier assaut de découragement. La psychose de la trahison en est dangereusement avivée. Les soldats doutent de tous leurs chefs. Napoléon, fataliste, se contente de hausser les épaules, et de ne rien reprocher à qui que ce soit de l’affaire. Bourmont reste seul avec sa conscience. Même les royalistes n’oseront jamais le célébrer.

Au moment où la campagne de Belgique commence, l’état de santé de Napoléon est exécrable. Il souffre atrocement, et n’arrive plus, comme il a pu si longtemps le faire, à dominer son corps, à lui imposer sa volonté, d’autant plus impressionnante qu’elle prenait naguère un visage romain. Il est possible que le détail n’ait que peu d’importance. Pourtant, pendant les journées de Ligny et de Waterloo, plusieurs constatent que Napoléon semble «absent», «indifférent». Comme à son habitude, lui tente de donner le change, et au matin même de Waterloo, c’est l’Empereur qui offre à déjeuner, blaguant, parlant philosophie, histoire, à ses officiers supérieurs éberlués, rigolant pour la forme, alors que tous sont pessimistes, intimidés, jaloux les uns des autres… Mais, apprenant sa désinvolture, qui se répand rapidement et se raconte parmi les rangs, les soldats attendent de l’Empereur une de ses trouvailles géniales qui assurent la victoire à tous coups. C’est le but qu’a en tête Napoléon, bien sûr. L’illusion est là-dessus tragique. 

La stratégie globale de l’Empereur est celle qui s’impose d’elle-même, et qui lui a si souvent réussi: empêcher la réunion possible de ses adversaires, s’immiscer entre les deux armées ennemies, l’Anglaise et la Prussienne, pour les battre successivement l’une après l’autre. Il fallait, pour que la manœuvre réussisse parfaitement, que l’ennemi ignore jusqu’à la toute dernière minute la marche rapide et la présence de Napoléon, qui se montre aux frontières de la Belgique dès le 15 juin. Chose extraordinaire, la ruse réussit. Blücher, le Prussien, et Wellington, l’Anglais, ignorent totalement que Napoléon fonce, le plus promptement qu’il peut, directement sur eux. Quand il l’apprend, Wellington s’apprête à aller au bal. Il ira quand même: on ne prive pas une duchesse qui a fait des frais ! Certains officiers anglais se battront — ce n’est pas une légende — en habit de gala.

Les 16 et 17 juin, c’est la bataille de Ligny, dernière victoire de Napoléon: il malmène durement les Prussiens, qui perdent 15,000 hommes, et finalement les pousse à la retraite. Blücher évite d’être capturé que parce qu’il fait nuit, que le temps est nuageux et qu’on n’y voit rien. Mais, détail crucial, certaines unités de Blücher sont restées intactes, et Blücher lui-même n’entend jamais rompre le contact avec le duc de Wellington. Il s’y était engagé, il tient parole: il ne s’éloignera pas, quoi qu’il advienne, du champ de bataille principal. Napoléon ignore le serment juré entre l’Allemand et l’Anglais, mais il en devine le risque. Le maréchal français Grouchy reçoit donc l’ordre, en toute logique, le 17 juin, de poursuivre, avec quelques dizaines de milliers d’hommes, les Prussiens en déroute. Et surtout, surtout, Grouchy reçoit l’ordre d’empêcher que ce qui reste de Prussiens encore en état de se battre ne puissent rejoindre l’armée anglaise (au vrai, anglo-hollandaise) de Wellington, parce que tout est là, dans ce détail critique, monstrueux de conséquences s’il s’avérait que le maréchal échoue. En clair, Grouchy doit absolument parachever la séparation des deux armées ennemies, couper toute communication entre elles, et repousser, comme il serait normal qu’ils le fassent, les Prussiens vers l’Allemagne. 

Or Blücher ne retraite pas vers l’Allemagne, malgré la raclée qu’il a subie à Ligny; bien au contraire prend-il position, et patiente-t-il jusqu’à l’occasion d’intervenir, si nécessaire, au secours des Anglais. C’est cette audace, garantie sur l’honneur, qui trompe Napoléon, qui trompe Grouchy, et qui explique, d’abord et avant tout, la défaite française.

Durant ces deux premières journées de la campagne, difficiles pour tous les combattants, les Anglais perdent la position la plus stratégique du champ de bataille dans son ensemble, les Quatre-Bras, appelé ainsi puisqu’il s’agit d’un croisement de routes, entre autres de celle qui mène à Bruxelles où Napoléon compte bien s'aller coucher dans le nuit du 18 au 19 juin. C’est alors que Wellington se rabat sur Waterloo, où il établit son quartier général. La faute, toute relative, qui a permis cette dérobade des Anglais à peine égratignés, revient au général d’Erlon, divisé entre des ordres contradictoires, appelé parfois par l’Empereur à Ligny, appelé de toute urgence par le maréchal Ney qui se bat, lui, aux Quatre-Bras: d’Erlon marchant vers l’un, puis vers l’autre, ne servira, finalement, à rien ni à personne. Par ailleurs, à la toute veille de Waterloo, Napoléon flaire que les Prussiens sont probablement moins loin qu’il ne le suppose, et de beaucoup; il donne ordre à Grouchy de se rabattre au plus vite sur Wavre, où l’Empereur imagine qu’ils se sont concentrés. Mais Blücher a rusé, tout comme Napoléon a si souvent rusé, et à Wavre, il n’y a de Prussiens qu’un petit nombre, suffisant pour faire longtemps illusion à Grouchy, rivé au patelin, loin de Waterloo.

Le 18 juin 1815, l’Empereur décide qu’il est temps de se retourner du côté des Anglais avant qu’ils ne lui échappent et lui refusent le combat. Il croit, à tort, les Prussiens suffisamment sonnés, pour qu’ils soient hors d’état de combattre pendant plusieurs jours, contenus du reste par les forces de Grouchy à Wavre. Et ce sera la «morne plaine», expression rendue célèbre par Victor Hugo pour décrire le lieu de Waterloo. En fait, ce n’était pas tout à fait une «plaine»: il y avait des monticules, des vallons, des fossés, de longs blés dont les Anglais tireront, quand il le faudra, un avantage parfait — sinistre.

Ce matin du 18 juin, il pleut tant et tant que Napoléon retarde l’attaque, prévue pour 9 heures, jusqu’à 11 heures. Le soleil se montre enfin, mais n’arrivera jamais à assécher le bourbier dans lequel s’enfoncent chevaux et canons. La charge française commence, très mal, sur son aile gauche, dirigée par l’incapable Jérôme Bonaparte qui sacrifie, en vain, 8000 hommes, à tenter de dégager les Anglais d’une place forte. Les Anglais n’ont guère à se soucier de l’insignifiance militaire du jeune homme, et ne dégarnissent pas leur centre, comme l’aurait bien voulu l’Empereur.

Napoléon décide donc de reprendre au plus vite les choses en main, et mène une attaque frontale de plus en plus difficile et pénible, parce qu’il lui faut détacher des hommes pourtant nécessaires, du centre vers la droite du champ de bataille, alors que la gauche a été perdue dès le matin. C’est qu’il est 15 heures, et que des Prussiens commencent à surgir. Wellington quant à lui ne bronche pas, reste sur ses positions, parce qu’il croit en la foi jurée de Blücher, ce que les Français ignorent (et que Napoléon ignorera toujours): Blücher n’est pas très loin, n’est plus à Wavre, parce qu’il a bien l’intention de tenir son serment coute que coute, et assure au général anglais que, tôt ou tard, il le rejoindra sur le champ de bataille et déclenchera l’hallali. 

Or c’est à 15 heures que l’Empereur reçoit l’invraisemblable lettre de Grouchy lui demandant ses instructions pour le lendemain, 19 juin ! Qu’en conclure, sinon que Grouchy ne se doute de rien, qu’il ne sera donc pas de la bataille de Waterloo, et pire encore, qu'il n’arrivera ni à envelopper les Prussiens, ni à les immobiliser, ni à les repousser. Napoléon, en plein tourment, inquiet quant à l’issue de la «journée», lui envoie appel désespéré sur appel désespéré. D’où le doute constant, terriblement angoissant, durant tout le jour de Waterloo, sur l’identité des troupes que l’on devine au loin, à la droite du champ de bataille: Napoléon, comme bien d’autres, cherche à se convaincre qu’il s’agit du maréchal Grouchy qu’on aurait, par quelque miracle, enfin pu rejoindre et décidé à bouger — son état-major hurlait après lui, dénonçait son inertie: « monsieur le maréchal, il faut rejoindre l’Empereur ! » 

Ce corps d’armée que l’on devine, au loin, dans un nuage de poussière, il s’agit en fait du corps d’armée prussien, encore capable de se battre, furieusement du reste.

Les Français, anxieux, de moins en moins sûrs d’eux-mêmes, arrivent à contenir un temps les Prussiens. C’est à ce moment que le maréchal Ney, sans ordre formel de l’Empereur, décide d’une attaque frontale et massive, avec la cavalerie, au centre des forces anglaises. Napoléon, furieux («le malheureux, il met en péril le destin de la France») le soutient pourtant, renforce ses effectifs tant qu’il le peut. Ney charge, et charge encore, sept fois, peut-être dix fois de suite. Cinq chevaux sont tués sous lui ! Wellington répond par la formation de ces célèbres carrés d’infanterie à habits rouges, sur lesquels hommes et chevaux viennent s’écraser pour y mourir. Le centre anglais finit pourtant par se disloquer; des fuyards inondent les routes avoisinantes, annonçant la défaite anglaise; à Gand même, où se trouve Louis XVIII, et d’où l’on entend la canonnade, on croit les Anglais perdus.

Mais vers 17 heures, c’est toute l’armée prussienne, avec Blücher en tête, qui surgit tout d’un coup sur le champ de bataille, au moment même où Napoléon, voulant mettre un terme à «l’affaire», lance un premier régiment de la Garde impériale, soldats d’élite, contre le centre anglais, là où Ney, de toute évidence, a perdu la tête et cherche la mort. Les charges de la cavalerie du maréchal contre les carrés anglais ne sont plus que de l’héroïsme insensé, sans résultat possible sur l’issue de la bataille. Blücher a avec lui 33,000 hommes, ce qui lui restait depuis la défaite de Ligny. Quand il arrive, c’est à l’arrière des troupes françaises qu’il se déploie, et qu’il enferme sur elles-mêmes. 

Au centre, les Anglais prennent par surprise les grenadiers de la Garde, en se relevant soudain des hauts blés, et en foudroyant les premières lignes françaises. La Garde recule. Le spectacle est tellement imprévu, ahurissant, qu’il semble bien que ça soit à ce moment précis que se fait entendre le premier cri du sauve-qui-peut. La panique, en quelques minutes seulement, atteint des milliers d’hommes; elle devient générale, parce qu’il n’y a plus de retraite possible et facile, et que l’armée se sait encerclée. La supériorité en nombre des Anglo-Hollandais, joints aux quelques dizaines de milliers de Prussiens, devient écrasante. La débandade est totale, atroce. L’armée française, épuisée depuis quatre jours de combats, paniquée, prise en souricière, s’est littéralement dissoute. Seule la Garde impériale — et l’anecdote, affreuse, est particulièrement célèbre — a pu se former en carrés, et protéger ainsi la retraite de l’Empereur. Wellington décide de foncer, d’abattre tout ce qui bouge encore devant lui. La Garde est massacrée, et Napoléon, tout comme Ney, cherche à son tour la mort des combattants. Ce sont ses proches qui le protègent malgré lui. Chose incroyable, des soldats français s’entretuent volontairement pour éviter d’être abattus par les Anglais en furie. Waterloo n’est pas «l’esprit de sacrifice» et, à la tombée de la nuit, n’est plus même «l’esprit de vengeance»: c’est «l’esprit de la haine» à l’état pur, haine d’ennemis trop longtemps contenue. 

Vers 23 heures, Napoléon sait que tout est perdu… Il abandonne sa voiture, comme bien d’autres le font aussi, encombrée qu’elle est dans sa marche par les fuyards, et s’enfuit à cheval, entouré de quelques fidèles formés à toute épreuve, cherchant à se mettre à l’abri pour la nuit. Il est hébété. Il se sait déboulonné, à jamais.

Par sa violence même, Waterloo, qui marquera les esprits de tout un siècle, préfigure la guerre moderne, guerre de masse, horriblement meurtrière, haineuse et fanatique: l’élégance des bonnes manières entre chefs a disparu. 1815, c’est déjà la bataille de Gettysburg (1863), de la Marne (1914) ou de Stalingrad (1943).

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Le lendemain 19 juin, les officiers survivants qui entourent l’Empereur s’affrontent verbalement, violemment, sur ce qu’il doit faire, maintenant, en suite de la destruction totale de son armée — et là-dessus, personne n’est dupe de ce qui peut être réchappé à court terme. Napoléon écoute, qui le supplient de rester en Belgique et de tenter de réunir les débris épars de l’armée, autant que faire se peut, seul moyen, parmi ses soldats, d’assurer son règne et celui de son fils; d’autres lui conseillent de rentrer de toute urgence à Paris, de faire appel aux Chambres pour organiser, d’un commun accord avec les parlementaires, la défense ultime de la nation, comme au temps de la Révolution et des «bottes de 1793».

La dissemblance, essentielle, qui distingue Napoléon des autres «rois», qui ne commandent jamais en personne les opérations militaires, c’est que Napoléon est tout à la fois chef de guerre et chef d’État, et c’est le chef d’État qui décide de rentrer à Paris. Il sait la rébellion des parlementaires probable, l’abdication sans doute inévitable. À Paris, on fête Ligny, tandis que Napoléon rentre à l’Élysée, sale, puant, rescapé hystérique du désastre de Waterloo, obligé d’affronter, lui, la conséquence politique de l’événement. On est le 21 juin, au petit matin. Le temps est doux, la ville heureuse et tranquille. Rien n’est su, encore, exception faite de quelques ministres au fait de l'événement. C’est pendant la journée que la rumeur d’une défaite abominable se répand.

Napoléon convoque son conseil des ministres. Que peut-il faire, que doit-on faire ? Lui s’enflamme, fait des calculs, parle de soulever la nation, de la déclarer en état de siège, d’armer, par millions, les paysans du nord-est. Les ministres, même ceux qui, tel Carnot, le républicain Carnot, aiment l’Empereur, restent tous au fond silencieux, exception faite de Lucien Bonaparte qui soutient son frère sans réserve. Les ministres ne croient évidemment plus aux chances d’une victoire «nationale». Sans compter que le temps, et l’argent manquent pour réussir une opération de guerre d’une telle envergure. C’est dès le 20 mars qu’il fallait songer à des mesures extrêmes. Mais Napoléon, on s’en souvient, n’avait pas voulu être le «roi d’une jacquerie». Et plus encore, il voulait, contre tout bon sens, donner encore toutes ses chances au maintien de la paix.

Au même moment, la Chambre des représentants se réunit, et, par une résolution parfaitement inconstitutionnelle, s’empare du pouvoir suprême. Elle ne proclame pas la déchéance de l’Empereur, mais c’est tout comme: elle attend, sans aucune patience, l’abdication volontaire. L’argument ? La Chambre feint de croire que c’est à Napoléon seul que les ennemis de la France en veulent. Lui éliminé du paysage politique, la paix pourrait être possible et sans dommage. Mais ce que redoute plus encore la Chambre, c’est ce petit peuple de Paris qui envahit l’avenue Marigny, qui encercle le palais de l’Élysée, et qui supplie Napoléon de ne pas l’abandonner, de ne pas abdiquer, de ne pas partir. Fouché, le ministre de la Police (de la Sécurité publique, dirait-on de nos jours) paie, en vain, des contre-manifestants, tant il a peur de cette foule survoltée, fidèle à Napoléon, et qui pourrait applaudir à un coup d’État. Mais jamais, jamais, Napoléon ne songera sérieusement à courir le risque de la guerre civile. Et le temps file, à toute vitesse…

Ce même 21 juin, l’écrivain libéral Benjamin Constant, opposant à Napoléon au temps de sa puissance, sauf en 1815 où il s’est rallié et a même écrit l’essentiel de la nouvelle Constitution, Benjamin Constant, donc, se rend à l’Élysée, y rencontre l’Empereur, et raconte par la suite, dans son journal, l’entrevue qu’il vient d’avoir: « La fin approche. La débâcle complète. Plus d’armée, plus de canons, plus de moyens de résistance. […] L’Empereur m’a fait demander. Il est toujours calme et spirituel. Il abdiquera demain, je pense. Les misérables [députés, à la Chambre des représentants comme à celle des pairs], ils l’ont servi avec enthousiasme quand il écrasait la liberté, ils l’abandonnent quand il l’établit» et la défend.

Le 22 juin, Napoléon abdique. 

Les Coalisés ne laissent aucune liberté politique à la France, et rétablissent Louis XVIII, bien évidemment. Et cette fois-ci, à la différence de 1814, s’abat sur la France une Terreur blanche, contre-révolutionnaire, qui vise tout autant les républicains que les bonapartistes, 1789 que 1815. Le maréchal Brune est massacré dans une scène de rue d’une rare sauvagerie. Le maréchal Ney, fusillé. Des dizaines de milliers de personnes, de par toute la France, sont persécutées, volées, violées, assassinées. Parmi celles-ci, des Juifs, nombreux, réputés bonapartistes, subissent de violentes persécutions. C’est que Napoléon, en 1807, en avait fait des citoyens à part entière, soumis à la loi commune prévue dans les différents Codes, particulièrement le Code civil, les laissant cependant libres d’exercer leur religion, comme ils l’entendent, en privé, dans leurs lieux de culte. En 1815, les Juifs paient le prix de cette modernité civique, exceptionnelle pour l’époque, d’autant plus que l’État paie les rabbins comme il salarie les prêtres ou les pasteurs. Les Alliés imposent à la France un nouveau traité de Paris, beaucoup plus dur que celui de 1814: les frontières sont encore rétrécies, et la France doit payer une indemnité de guerre équivalente à 6 fois son budget annuel. L’occupation militaire se poursuivra tant que le dernier centime n’aura pas été versé.

Quant à Napoléon, il se livre aux Anglais. L’effacement de l'illustre personnage se fait un 15 juillet, pas même un mois après Waterloo. Croyait-il vraiment à la magnanimité de ses vainqueurs et à la puissance de leurs lois ? À La Chambre des communes, l’opposition libérale avait critiqué la guerre qu’on voulait mener à la France en 1815, et Napoléon le savait, comptait sur ces paroles pour adoucir les conditions de sa détention. «Bonaparte a été reçu, en France, comme un libérateur. Les Bourbons ont perdu leur trône par leurs propres fautes. Ce serait une mesure monstrueuse de faire la guerre à une nation pour lui imposer un gouvernement dont elle ne veut pas.» Napoléon sera malgré tout déporté à Sainte-Hélène, où il se vengera de Waterloo en forgeant, avec génie, sa propre légende. Et le paradoxe ultime, prouvant la force de cette légende napoléonienne, c’est la passion que Wellington lui-même développera pour le personnage de Napoléon ! La résidence du vieux lord anglais deviendra une manière de musée napoléonien, le premier de l’histoire !

La légende napoléonienne s’étendra partout au monde, en Italie, en Pologne, et tout particulièrement en Amérique latine, dont Napoléon avait soutenu, dès 1809, la volonté d’indépendance contre l’Espagne et surtout, contre l’Angleterre expansionniste et conquérante, mise en appétit par la crise espagnole et l’isolement des colonies latino-américaines, remises, temporairement, à leur propre sauvegarde. 

Le pouvoir exécutif omnipuissant, appuyé par référendum populaire, est probablement, là comme ailleurs, et même en France, l’héritage politique le plus important qu’aura légué Napoléon. Hugo Chavez, il n’y a pas si longtemps, se faisait encore l’écho, de par sa manière de gouverner, du fameux souverain français, qui avait tant impressionné le Libertador, et combien d’autres à sa suite.

Napoléon meurt en mai 1821. À cette date, Waterloo était déjà devenue cette «défaite glorieuse» qu’elle restera encore longtemps.

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(1) ll m’est tombé sous les yeux, il y a quelques jours, une lettre du Che à ses parents, écrite en 1965. Il s’y décrit dans ces mots: «Ma volonté a été taillée avec la passion d’un artiste, et c’est désormais elle qui soutiendra mes jambes et soulèvera mes poumons fatigués.» Je ne sais trop si le Che savait à quel point cette phrase était «napoléonienne», tout autant de forme que de fond. Napoléon était, comme le Che, un aventurier risque-tout, rêveur, romantique même, et donc créateur et «artiste». Je n’aurais jamais pensé faire cette comparaison entre ces deux hommes, aux «services» historiques si radicalement différents. 


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Bibliographie sommaire (et présentée sommairement):

Henry Houssaye, 1815. 1893-1905, 3 vol. [C’est le chef-d’œuvre, pourtant jamais réédité, à ce que je sache. À la BAnQ, 1815 est à consulter sur place, considéré comme un livre rare.]
Louis Madelin, Histoire du Consulat et de l’Empire, tome 16: Les Cent Jours. Waterloo. 1953. [Madelin, docteur et enseignant en histoire, a été longtemps celui qui s’y connaissait le mieux sur Napoléon et son temps: mais les historiens universitaires ne l’apprécient guère… ]

Plus récemment:
Thierry Lentz, Waterloo. 2015. [Désormais, l’ouvrage de référence.]
Louis Chavanette, éditeur. Waterloo, Acteurs, historiens, écrivains. 2015 [Superbe collection de textes majeurs. Ouvrage, au fond, pour spécialistes.]
Dominique de Villepin. Les Cent Jours ou l’Esprit de sacrifice. 2001. [Ouvrage très célébré, très primé, et avec raison.]
Waresquiel, Emmanuel de. Cent Jours. La tentation de l’impossible. 2008. (Excellent.]
Jean-Paul Bertaud, L’abdication, 2011. [Extrêmement fouillé, et passionnant.]
Jean Tulard, Napoléon chef de guerre, 2011. [Considéré comme Le spécialiste actuel de Napoléon et de l’époque napoléonienne.]
Jean-Louis Boudon, La France et l’Europe de Napoléon. 2006. [Pour situer Waterloo dans le contexte général de l’époque.]


Gravure de la bataille de Waterloo, anonyme: bruit, fumée, mêlée, le choc est atroce.









Marengo, un des chevaux qu'a monté Napoléon à Waterloo, tombé dans les mains des Anglais après la bataille. L'animal a été transporté, comme une curiosité, à Londres, où il vivra 10 ans de plus que Napoléon lui-même. Le squelette du cheval est aujourd'hui conservé au National Army Museum, à Londres.








vendredi 24 avril 2015

«SI JE DEVAIS REFAIRE MA VIE, JE RECOMMENCERAIS»: à propos de Blasphémateur, de Waleed Al-Husseini





C’est un livre important. Un livre renversant, bouleversant: un incroyable appel à la liberté.

J’ai lu ce bouquin, passionnément, avec, sans relâche, la hâte d’en reprendre la lecture, de poursuivre le récit autobiographique et pourtant presque incroyable, parfois aux limites mêmes du supportable, que fait l’auteur d’une vie risquée faisant preuve d’une imprudence singulièrement périlleuse… C’est ce qui explique que c’est l’auteur lui-même qui m’a stupéfait, avant même l’histoire qu’il refait de sa courte vie (parce qu’il n’a que 25 ans), avant même les convictions qui n’ont de cesse de l’animer, avant même l’incroyable culture que ce jeune homme s’est donnée sur l’Islam, sur l’histoire de cette religion et de la civilisation qui l’a générée: l’Islam, l’une des trois grandes religions monothéistes, très apparentée du reste aux deux autres, la chrétienne et la juive, que l’auteur connait aussi fort bien.

Waleed Al-Husseini est jeune, cultivé, convaincu, méticuleux, rigoureux, et parce qu'il est tout ça, il est aussi athée, et temporairement apatride. Il a dû quitter sa Palestine natale où son inlassable curiosité intellectuelle l’a conduit en prison, et lui a fait goûter aux «délices», en fait aux horreurs de la torture, de l’intimidation, du chantage, de ruptures douloureuses... Ainsi en a-t-il été d'amis qui l’ont renié (par peur, par docilité, par prudence). Il s'est fait un devoir de protéger sa famille qui ne l’a jamais abandonné (affirme-t-il), mais qu’il a dû quitter, tout comme il s’est exilé d’une Palestine, son pays d’origine, présumé pourtant laïque et respectueux des droits fondamentaux de la personne. «Je renonçais à mon pays comme j’avais renoncé à l’Islam.»

Waleed Al-Husseini avait 16 ou 17 ans quand il a tout remis en question, du système religieux qui sous-tendait le système social auquel il appartenait. Et je ne comprends pas, je n’arrive même pas à imaginer quelle intelligence remarquable, quel irrépressible besoin de liberté (inné ?) faut-il porter en soi, pour refuser de se laisser contraindre par des légendes qui ont la force de la pensée magique et de l'ordre moral. Au restant, des légendes, je l’ai dit plus haut, qui ont des ressemblances proches parentes avec les croyances juives et chrétiennes: mais à 16 ou 17 ans, quand j’ai moi-même rompu avec ces certitudes religieuses, ni la prison ni la torture ne me guettaient. La liberté de pensée et de conscience était déjà acquise au Québec. C’est du reste dans un cours de philo, donné par un prêtre, que j’ai lu les grands textes athées, sacrilèges pour certains, mais qui m’ont convaincu de ne plus croire en rien, sauf en l’Homme, sauf en l’humanisme, sauf en l’humanité. Le très jeune Waleed Al-Husseini était extraordinairement loin de cette accessibilité à la liberté de conscience: et pourtant, il a étudié, s’est acharné à connaître, à comprendre, à mettre en contradiction ce qu’on lui enseignait, à se libérer, à se donner à lui-même la paix, en la souhaitant du reste pour tous. Waleed est, au sens fort du terme, un humaniste admirable. Ce jeune homme est si brillant que son influence est devenue énorme, dans un monde pourtant réduit au silence, tout au moins apparemment, parce que, écrit-il, « le nombre d’athées [en fait,] quittant l’Islam est en nette progression. Et j’avoue en tirer une certaine fierté. » Il a raison, bien sûr, d’en être content. Tout se tient dans son raisonnement. Il ne hait personne. Ce jeune homme est un éminent pacifiste.

Mais (j’insiste), je ne comprends pas ce qui fait sa force. Si un jour, très improbable (ne serait-ce que par la très grande différence d’âge qui nous sépare, outre l’Atlantique !), j’ai la chance inouïe de rencontrer Waleed en personne, c’est ce que j’aurai le plus envie de lui demander, et d’essayer de me faire expliquer: comment avez-vous pu, Waleed, comment avez-vous deviné qu’on vous mentait, qu’on vous dupait ? Où avez-vous trouvé le courage d’étudier, d’apprendre, de comprendre, sans en faire un plan de carrière — bien au contraire ! Qu’est-ce qui explique qu’on résiste à tout, qu’on refuse se conformer, qu’on ne peut choisir une vie tranquille, confortable, petite-bourgeoise, sans souci ni des autres ni de la vérité ? Voilà ce qui me fascine, d’abord, dans l’œuvre de Waleed Al-Husseini: c’est lui, c’est le penseur, c’est le héros (et je pèse mes mots). Je ne pourrais jamais être «ami» avec lui, et ça n’a (sans blague) rien à voir avec l’âge, la culture ou l’océan: ça a à voir avec cette chose inouïe qui s’appelle le courage, et que je n’ai pas. Jamais, jamais je n’aurais pu être un Waleed Al-Husseini. Et ça me rend un peu jaloux, malgré le spectre de la prison et la torture, ça me rend un peu jaloux que d’y penser, que de reconnaître ma lâcheté comme un fait (immensément partagé). Lui a eu des moments de découragement, de stress post-traumatique: pendant mes dix mois de prison, raconte-t-il, «je m’isolais hermétiquement de l’environnement dans lequel ils me cloîtraient, vivais reclus dans mes rêves, ma réflexion et mes espoirs. Je dessinais dans ma tête un espace imaginaire où j’étais totalement libre.» Mais « j’étais aussi très fier d’avoir résisté, d’être resté moi-même jusqu’au bout.» «Je prenais de plus en plus conscience que l’oppression religieuse, la persécution et l’endoctrinement ne peuvent venir à bout de la curiosité de l’être humain et de sa volonté d’apprendre.» «Il fallait un cri révolutionnaire qui mette les points sur les i. C’est ce que j’ai voulu faire.» Magnifiques lignes ! 

Waleed Al-Husseini s’étonne qu’en France, la Palestine garde «une place privilégiée dans la conscience collective française. Pour une majorité de la population, le Palestinien est un persécuté, un opprimé qui a tout perdu et qui mérite d’être aidé.» C’est certes un sentiment collectif que l’on reconnait aussi, au Québec, et je pourrais m’expliquer là-dessus, sur l’annexion de Jérusalem par exemple, sur une série de victoires militaires israéliennes jamais conclues par des traités (sauf avec l’Égypte) et qui fondent, aux yeux d’Israël, son droit de ne pas respecter les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU. Waleed, lui, propose pourtant une solution saisissable à ce très long conflit israélo-palestinien, tant elle est évidente, et conséquente avec l’entièreté de son engagement: «Mais pour y parvenir, il faut d’abord éradiquer le racisme haineux qui alimente les deux camps et œuvrer pour sortir la judaïté et l’arabité du vocabulaire des deux peuples afin qu’ils puissent partager le même espace géographique, le même lieu de travail et la même école. Une mission qui passe nécessairement par la promotion de la laïcité.» Non seulement ces lignes sont encore une fois superbes, mais elles sont d’une générosité exemplaire. 

«Internet sera la tombe des religions», affirme Waleed Al-Husseini. Je n’en suis pas si sûr. Mais lui a eu la compétence remarquable de se servir de la toile avec un talent hors du commun pour se permettre d’y rêver. Du moins l’espère-t-il encore. Je le répète: Waleed est un homme de savoir et de paix.







vendredi 20 mars 2015

Retour à Reims: quand la lecture d'un livre bouleverse ses repères


Didier Eribon, septembre 1989: expliquant sa biographie de Michel Foucault dans un épisode d'Apostrophe.





Clarification préalable:

J’ai écrit ce texte en statut Facebook, il y a quelques jours. Mais comme je reste tout aussi épaté par la lecture d’Eribon, et parce que son livre est étroitement lié à celui d’Édouard Louis dont j’ai trop brièvement parlé le 1er juin 2014, je me permets (même si j’avais décidé de mettre fin à ce blogue !) de le reproduire ici. J’en profiterai peut-être pour réanimer Choses vues, lui donner un second souffle. On verra.

*

J’ai terminé la lecture, la nuit dernière, de Retour à Reims, de Didier Eribon.

Je ne suis pas quelqu’un de très cultivé; je suis, plus modestement, quelqu’un qui lit, depuis toujours, effectuant du reste des choix de lecture très éclectiques (souvent des livres d’Histoire, quand même, c’est mon métier !) C’est ce qui explique, probablement, — mais ça reste incroyable, gênant à avouer, — que je ne connaissais pas du tout Didier Eribon, jusqu’à ce qu’Édouard Louis lui dédie En finir avec Eddy Bellegueuele, et qu’une amie attire mon attention sur l’importance de Retour à Reims, autobiographie critique, pratiquement un essai, en fait, publié en 2009.

Eribon est sociologue, gay, de gauche, de mon âge, et je ne le connaissais pas du tout — je me répète là-dessus, parce que j’ai honte d’avoir été, dans ma vie, un intellectuel si paresseux, tout le contraire d’Eribon, d’origine ouvrière tout comme lui; mais lui a «rompu» avec la culture de ses origines, s’est exigé d’apprendre à lire comme on apprend le «beau», en se disciplinant, en s’y obligeant. Il a assimilé la langue de la bourgeoisie qui, trop souvent, n’est que le seul instrument de la connaissance acquise et transmise: Eribon, aussi tôt qu’à ses 16 ans, s’est mis à lire beaucoup, longtemps, avec passion, les meilleurs auteurs qui soient — Sartre, Bourdieu, Marx, Dumézil, Lévi-Strauss, Foucault, Foucault surtout, à ce qu’il m’a souvent semblé…

Eribon est par ailleurs gay, théoricien de la culture gay, «queer», entre autres; il est aussi homme d’une gauche radicale, authentiquement marxiste (avec un court passé trotskyste), très hostile au Parti socialiste français et à la dérive néoconservatrice qui a — écrit-il — contaminé ce parti (tout comme les journaux Libération, et le Nouvel Obs) jusqu’à le rendre dégoûtant. Il y a là, dans son livre, la base théorique même sur laquelle une certaine gauche québécoise s’est fondée pour discréditer le Parti québécois, et en faire un parti de droite merdique, infect, objet de toutes les haines générées par l’injustice fondamentale du système … Et je ne connaissais pas Eribon !

Et pourtant, je retrouve, dans son livre, de grands pans de ma vie, quand il parle de la séparation nécessaire, obligatoire, qu’il faut faire avec son milieu d’origine, pour prendre sur soi, en soi, son orientation sexuelle propre — ce que j’ai fait, ça, oui, du moins j’ai la naïveté de le croire — ou quand il décrit des expériences systémiques de violence faite aux gays et de l’homophobie conséquente que beaucoup de gays développent contre eux-mêmes («je ne veux pas rester dans le ghetto» [à Montréal, dans le «Village»], «je ne veux pas que ça paraisse», «j’aime autant qu’on ne le sache pas», vous voyez le genre, on s’y reconnait, souvent…)

Il y a également, dans ce livre, ce qui prétend renouveler la gauche, le concept même de gauche, telle qu’elle se doit d’être maintenant, et ce qui a certainement nourri Françoise David, Jean-Marie Fecteau ou Gabriel Nadeau-Dubois — parce qu’Eribon, bien sûr, parce que Foucault, tout autant: la réorganisation de la contestation, la réorganisation des alliances populaires, faites d’efforts de mobilisation de masse, suffisamment radicales pour casser les vieilles habitudes: «Mais sans doute un certain nombre d’événements importants — grèves, mobilisations, etc. — devront se produire pour qu’une telle réorganisation advienne: car on ne se dissocie pas aisément d’une appartenance politique dans laquelle on s’est mentalement installé depuis longtemps (…) et l’on ne crée pas du jour au lendemain une autre appartenance, c’est-à-dire un autre rapport à soi et aux autres, un autre regard sur le monde, un autre discours sur les choses de la vie.» (pp. 142-143)

S’il n’y avait que ça ! Je ne m’essaierai pas, ici, à faire de la «littérature» pour parler de littérature. Mais tout de même faut-il dire que l’écriture d’Eribon est (à mon humble avis) d’une extraordinaire beauté: j’ai dit à mon copain, quand, il y a quelques jours, je commençais la lecture de Retour à Reims, que c’était de la poésie, une véritable expérience sensuelle, que c’était, à le lire, comme écouter une sonate de Mozart. L’image n’est pas fameuse: je ne la retire pas pour autant. C’est ce que j’ai ressenti, c’est ce que j’ai pensé, de la première à la dernière page de ce livre magnifique et puissant.

Je ne suis bien évidemment pas d’accord avec tout ce qu’affirme, sans hargne du reste, ce sociologue de renom: je ne partage pas du tout sa haine de la psychanalyse (de Freud, de Lacan), que lui perçoit comme une prison psychique élevée non seulement contre les «malades», mais contre les pauvres eux-mêmes. Lire Freud, lire François Péraldi par exemple, c’est lire la dissidence dans ce qu’elle a de plus extrême. Je ne crois pas, je n’ai jamais cru que l’homme ne soit que «social», même si je suis sûr de l’universalité des processus psychiques — par exemple, de l’universalité de la relation œdipienne. La psychanalyse, en soi, est un acte de courage, de rupture et de libération. Il y a de ces dominations qui sont privées, secrètes, et qui appauvrissent terriblement, j’en sais quelque chose. (Mais bien sûr, il y a des thérapeutes qui sont «moraux», et la gauche soviétique en a testé naguère quelques-uns !)

Eribon, comme de juste, ne parle jamais du Parti québécois, et de la question nationale, au Québec. Même de centre gauche, et très modéré, le Parti québécois propose une rupture essentielle, nécessaire parce que spécifique au peuple québécois, à son histoire de nation-classe et à sa libération — au renversement d’une domination séculaire, même si, depuis les 50 dernières années, la société québécoise a beaucoup changé, sans renverser pour autant l’aliénation profonde qui l’a, de longtemps, imprégnée. C’est là la raison principale pour laquelle je ne pourrais suivre Eribon jusqu’à adhérer à Québec Solidaire (même si je ne suis pas dupe de la stratégie politique du «printemps érable» de 2012, qu’Eribon justifie parfaitement bien sans en être, et même si, de ce fameux printemps, j’ai été totalement solidaire.)

Et pourtant, et pourtant, quand je pense au lieu de travail qui a été le mien, quand je pense aux discours idéologiques de certains de mes collègues, parfois à leur homophobie rampante, parfois à leur mépris de ce qui n’est pas eux et elles dans ce qu’ils ont d’installé, c’est dans ces lignes d’Eribon, magistrales, que je me reconnais le plus:
… «Le dégoût que j’éprouve encore (…) pour ce monde où l’on humilie comme on respire, et la haine que j’ai conservée (…) pour les rapports de pouvoirs et les rapports hiérarchiques. (…) [C’] est le monde bourgeois qui s’y montre dans toute sa satisfaction de soi (une satisfaction consciente, à n’en pas douter).» (p. 102-103)